16 mai 2019
Par Oumalker Idil Kalif
Qu’arrive-t-il lorsque des immigrantEs plus diplôméEs que la population dite « native » s’installent au Québec, une province dans laquelle ils sont hautement à risque de vivre l’inconcevable ? La vérité reste que nul n’est prêt à faire face à un racisme qui ne dit pas son nom et qui ne s’annonce pas depuis l’Afrique de l’est.
Pour mes parents et pour bien d’autres immigrantEs, à la base, l’objectif était bien sûr d’élever des enfants qui, dans un nouveau contexte social, deviendraient des adultes aux identités fortes capables de se réfléchir partout où ils sont. Or, spécialement pour les enfants noirs qui grandissent au Québec, comment vraiment s’épanouir dans une société où le racisme agit tel un brouillard opaque qui empêche toute forme de réflexivité ?
Contrairement à ma personne qui a grandi au Québec, ma mère a connu la lèpre sociale qu’est le tribalisme à Djibouti. Le tribalisme, un peu comme le racisme prégnant au Canada, trouve ses racines dans la fausse idée d’une supériorité et/ou légitimité de domination entretenue par un groupe au détriment d’autres. Le racisme et le tribalisme sont deux phénomènes sociaux répandus sur des continents différents. Mais respectivement, ils débouchent sur les mêmes finalités : des discriminations et préjugés profonds.
Fiers africains, mes parents d’ethnie Somali ont tous les deux finalisé des études universitaires. Par souci de bienveillance, ils m’ont bien sûr consciemment et inconsciemment fait porter le lourd fardeau du culte des diplômes trop souvent embrassé dans les familles africaines issues de l’immigration. Ce culte des diplômes qui renforce l’illusion voulant que les plus brillants d’entre-nous soient des grosses pointures universitaires, malheureusement, continue d’être un des nombreux préjugés protégés au sein de nos communautés.
Membre d’une fratrie de trois enfants noirs en contexte diasporique canadien, je sais d’expérience frontale ce que le racisme systémique du Québec peut faire subir à une famille africaine pleine d’espoir. Ma mère et moi sommes des proches aidantes auprès de personnes ayant vécu de multiples expériences d’incarcération à Montréal. Je parle de cette réalité qui est la mienne publiquement sans malaise car ma compréhension sociologique de l’environnement dans lequel je vis depuis plus de trente ans m’empêche de culpabiliser face aux conséquences du racisme anti-noir. Mon discernement et mon bagage de connaissances de sociologue au sujet du racisme n’estompent cependant pas l’immense difficulté d’être à la fois la sœur et la proche aidante de personnes incarcérées.
Au-delà des statistiques canadiennes qui montrent en quoi et comment notre système de justice est tout sauf impartial et sans profond biais de jugement, il est clair que l’incarcération brise des foyers africains diasporiques et effrite violemment nos relations sociales, au Québec tout particulièrement. Au sein de toutes les sociétés, sur tous les continents, l’emprisonnement de la jeunesse noire rend intrinsèquement dysfonctionnelle, en son essence, l’institution la plus importante qui soit : la famille.
Année après année, la dimension punitive renforcée au sein de toutes les institutions détruit de nombreux rêves portés par une diaspora au Canada, notamment. En Amérique du Nord, les prisons, publiques comme privées, sont violentes à trop d’égard et abritent disproportionnellement des jeunes noirEs de toutes les origines. Malgré les barreaux qui nous séparent des incarcéréEs, reste que bon nombre de familles se doivent de soutenir ces prisonniers et ceci en déployant énergie, attention, amour et argent. Malgré tous ses diplômes obtenus, ma famille noire et africaine n’a pas été épargnée par l’incarcération massive prégnante du Canada.
Sometimes we are blessed with being able to choose the time, and the arena, and the manner of our revolution, but more usually we must do battle where we are standing — Audre Lord
Diaspora : lutte, résistance et persévérance
Que sous-entend être une proche aidante auprès de personnes incarcérées ? Je parlerai ici de mon expérience bien spécifique qui tend cependant à rejoindre étroitement celles de plusieurs autres face aux mêmes défis.
Du cégep et à l’université, pendant plusieurs années, des passages au sein de prisons entre deux examens afin d’aller rendre visite à des proches faisait partie de ma réalité. En 2012, à Montréal, alors que se déroulaient de grandes manifestations historiques étudiantes organisées pour faire front commun contre la hausse des frais de scolarité, mes camarades universitaires me jugeaient durement pour mes absences lors des rassemblements politiques. Toutefois, ces derniers ne se demandaient nullement à quoi servaient réellement à la fois mon temps précieux, mon prêt étudiant et le peu d’énergie que j’avais. Ironiquement, ces étudiants blancs « gauchistes » et futurs sociologues outragés par les inégalités sociales, descendaient dans les rues du Québec avec leurs casseroles pour faire du bruit sans se dire moindrement que leur camarade noire était sur d’autres fronts bien plus mortifères.
Africaine, noire, fière et me sachant brillante malgré un relevé de notes finale qui prenait de sérieux coups et des frais de scolarité toujours payés en retard, je regardais ces étudiants investis à fond dans leurs efforts de mobilisation politique. Je n’avais ni l’énergie ou même l’envie de leur partager une vérité qui était aussi la leur : le racisme est l’angle mort choisi du Québec, d’hier à aujourd’hui.
Vu de l’extérieur, du secondaire à l’université, malgré mes capacités intellectuelles, j’étais le petit canard boiteux qui n’allait jamais graduer. Évidemment, vu nos responsabilités respectives et nos obstacles distincts, ces camarades de cohorte universitaire et moi n’avons pas gradué en même temps. J’ai gradué avec un peu de retard, mais avec une compréhension réelle et tangible des injustices socio-économiques du Québec. Contrairement à plusieurs, avec mon diplôme en main, j’étais devenue porteuse d’une profondeur d’intelligence qui ne s’achète pas dans les universités.
Enfin, les années se sont écoulées et les choses ont doucement avancé pour moi sur le plan personnel et professionnel. Or, les réalités liées au racisme structurel au Québec sont malencontreusement toujours figées dans le temps. En tant qu’africaine et enfant du quartier de la Petite Bourgogne, ma persévérance m’a valu quelques bourses, des accolades venant de mes pairs et plusieurs cours suivis à la fameuse Sorbonne (Paris, France). Malgré sa notoriété internationale, je dois dire que j’ai très peu appris entre les murs de cette chère Sorbonne. Chose certaine, tout en finalisant dans le moment une maîtrise à l’Université de Montréal, je continue toujours mes visites difficiles en prison afin de soutenir des proches.
J’implore donc tous les africainEs noirEs d’ici et d’ailleurs avec le message suivant : merci de ne pas comprendre l’Amérique du Nord comme une terre d’opportunités sans grave problème de société. Malgré mes accomplissements personnels et professionnels, la vérité reste que je suis une erreur sociologique canadienne à l’échelle des tendances statistiques concernant la jeunesse noire diasporique.
Force et persévérance,
Oumalker Idil Kalif
Auteure